Le canard

Y'aura lundi 15 jours, on a reçu un canard vivant à la maison. Pour le manger,
maman a dit: "Y'a qu'à le laisser trotter aujourd'hui dans l'appartement,
demain matin on l'aura sous la main". J'sais pas si on l'a eu sous la main,
mais c'qu'on a eu sous les pieds... c'est à peine croyable!
Mais , comme dit Papa, en supposant même qu'il aille faire ses besoins où tout
le monde va d'habitude, il pourrait pas tirer la chaîne. En somme, nous, on
n'avait qu'à faire attention de n'pas glisser… un point c'est tout! Le lundi
matin, au réveil, pas d'canard.
"Il est r'parti, dit la bonne. – Impossible, qu'on lui répond, y a qu'à le
chercher."Sur le buffet qu'il était. Impossible de l'attraper.
"J'sais pas comment il a bien pu faire pour grimper là-haut, qu'y dit Papa,
mais c'qu'est sûr, c'est que j'vais aller le chercher. Y a qu'à mettre une
chaise sur la table, un banc sur la chaise et un bottin sur le banc, et monter
là-haut."
Papa et moi on croyait qu'c'est la bonne qui allait monter, mais maman a pas
voulu. Et c'est papa qu'est monté.
Quand j'dis qu'il est monté, c'est façon d' causer parceque pendant une
demi-heure, on a tous eu l'impression, qu'il passait son temps à descendre.
Des fois même il tombait avant d'être sur la table.
Enfin quand il a réussi à se met' debout, dessus, sur c'qu'il en restait, vu
qu'il avait déjà fait un trou dans le milieu: "Passez moi une chaise", qu'il
dit, et c'est quand la chaise a été sur la table que papa a commencé son
numéro de voltige avec accessoire et double saut périlleux carpé.
De la façon qu'il s'y prenait, c'était forcé qu'on l'ramasse un jour ou
l'autre, mais personne, même des gens du métier, auraient pu s'douter, que ça
allait s'faire si vite que ça.
Il a d'abord fait un rétablissement sur l'dossier d'la chaise, avec menton
dans un barreau, extension d'la jambe droite avec recroquevillement d'un
mollet autour d'la rallonge. Et tout d'suite après, glissade sur les rotules
avec tournoiement dans l'air et réception au tapis avec mâchoire sur
radiateur.
Cet effet qu'ça a fait, on ne peut pas s'l'imaginer. Et ça, c'était que l'
début…
Quand le soir, vers cinq heures, on a vu la chaise sur la table, le banc sur
la chaise et papa sur l'banc , y'a eu un grand moment d'silence, et papa nous
a dit:
"Maintenant, vous allez m'passer l'bottin." Oui, qu'elle a fait maman, pleine
d'admiration, "c'lui d'quelle annèe? C'lui de l'année dernière, parce que
c'lui de c'tte année y manque trois pages et j'ai peur d'être un peu court."
Et quand papa a tenu l'bottin d'une main, en s'aggrippant à la suspension de
l'autre, on a senti que le grand moment était arrivé. C'qui a foutu tout par
terre, le vieux y compris, c'est qu'chez nous c'est trop bas d' plafond.
Quand papa a été sur l' bottin et s'est relevé en criant: "ça y est!" y a eu
comme un éclatement de DCA avec chutte d'avion ennemi, type gros transport
B212.
Si papa s'était pas raccroché au buffet, y'aurait eu que demi-mal, vu que des
suspensions on en trouve encore pour pas cher et que de cheminées ont peut
toujours s'en procurer avec des bons d' la S'meuse.
Remarquez, c'était bien dans un sens, vu qu'ça a fait descendre le canard –
mais comme disait maman – quand le toubibe lui a permis de recevoir des
visites, on aurait pu s'y prendre autrement. Surtout qu'on s'est rendu compte
de rien. C'est après qu'on s'est cherché.
Tous bloqués dans le buffet, y'avait pas beaucoup d'chemin à faire, mais on
était gênés aux entournures, question mouvement. Maman était coincée dans
l'rayon du bas avec les serviettes et les légumiers, la bonne avec la tête
dans le tiroir où qu'on met les quittances, et moi, j'occupais toute la partie
supérieure où qu' y a les verres à pieds et ma timbale en zinc de première
communion.
Bref, toujours est-il que le lundi c'est passé comme ça et que l'mardi matin
le canard était toujours vivant.....